comparaisons, modèles, politique sociale

Publié le par jean-paul Revauger

Comparaisons et modèles : l’exemple de la politique sociale.

 

            Savoir si le champ disciplinaire que représente la « civilisation britannique » constitue une « discipline » à part entière est une question  qui a généralement pour seule fonction de légitimer ou de déconsidérer telle ou telle démarche personnelle ou collective. Il n’existe pas de définition canonique d’une « discipline », les catégories utilisées par les universités et les instituts de recherche sont mouvantes, et la plupart des grands projets de recherche mobilisent des chercheurs ayant des cultures scientifiques différentes. En revanche, il est clair que la « civilisation britannique »  occupe un espace  propre, s’est dotée d’instances nationales, de réseaux nationaux et européens de recherche et qu’elle se structure autour de projets collectifs, qu’il s’agisse de colloques, de publications ou de jurys de thèses. Elle a donc une vie scientifique propre, et , comme tout organisme vivant , elle évolue.  Parmi les évolutions les plus récentes, on peut noter que beaucoup de travaux de recherche, de colloques et publications collectives font appel à la comparaison avec d’autres aires culturelles, beaucoup plus largement que par le passé.

 

Pourquoi la  comparaison ?

 

 La nécessité de la comparaison s’impose tout d’abord pour des raisons tenant au Zeitgeist , à l’esprit du temps, ce qui ne veut pas dire bien sûr qu’il s’agisse uniquement d’une mode, dans tout ce que le terme peut avoir de futile aux yeux des plus puritains d’entre nous. Que l’on se place du point de vue de l’intégration européenne, ou de celui de la mondialisation, la circulation des idées, l’importation de politiques publiques, les tentatives de formalisation et d’exportation de modèles nationaux ou régionaux ont connu au cours des vingt dernières années une formidable accélération, qui rend impossible aux chercheurs en sciences politiques ou en histoire des idées l’enfermement dans un contexte étroitement national. La demande institutionnelle venant de l’Union Européenne, ou même des services officiels français va dans le même sens.

En second lieu, cette évolution de la discipline vers la comparaison est également liée à son développement numérique. Dans la période antérieure,  une poignée de chercheurs français de haut niveau  pouvait s’infiltrer dans le paysage scientifique britannique, et  quelques individus pouvaient obtenir une reconnaissance disciplinaire Outre Manche en tant qu’ historiens, politologues ou sociologues. Ceci est difficile pour un ensemble de chercheurs et a fortiori d’équipes clairement identifiés comme appartenant à un milieu scientifique français, ce dont il n’y a d’ailleurs  pas lieu de rougir.  Il est tout simplement impossible à un centre de recherche français d’obtenir des financements britanniques. Un chercheur britannique jouira donc toujours de facilités supérieures à son collègue français lorsqu’il s’agit d’étudier la seule Grande Bretagne.

Enfin, contrairement à l’enseignement,  la recherche repose sur le principe de la concurrence, elle implique  de se situer sur un « créneau » original, et de proposer des approches plus intéressantes que celles qui prévalaient jusque là, ou que nos collègues situés dans un autre contexte peuvent mener. C’est ce que nos collègues britanniques appellent « the cutting edge  of research ». Pour que le chercheur en civilisation britannique  apporte une « valeur ajoutée » différente et supérieure à celle de ses collègues britanniques,   il lui faut donc se situer sur un terrain original. Or, l’originalité de notre champ par rapport aux sciences sociales britanniques réside pour l’essentiel dans le fait que notre regard est celui d’un étranger. Nous faisons toujours une comparaison implicite lorsque nous expliquons, avec tout le recul que nous donne notre statut, les tenants et les aboutissants des politiques britanniques . La comparaison nous permet simplement de faire ouvertement ce que nous faisons de façon implicite en permanence. Nous sommes intellectuellement bien placés, anglicistes avertis travaillant dans le contexte français et au contact permanent d’équipes françaises en sciences sociales, pour mener des recherches comparatives. Néanmoins, celles ci recèlent un certain nombre d’embûches.

 

Les difficultés.

Le premier écueil au nous sommes confrontés est un vieil ami des « civilisationnistes ». Il s’agit bien sûr de ce que la critique moderne appelle « l’essentialisme », c’est à dire la réduction de l’ensemble des citoyens, des cultures, des politiques d’un pays à une « essence » définie a priori, et dont tout découlerait .  « Les Noirs » et « les Blancs », « les Français », les « Beurs », les « Anglais » seraient dans cette optique dotés d’une identité spécifique. Cette approche date en partie du XIXe siècle, pendant lequel les intellectuels furent souvent mobilisés pour établir une correspondance entre les productions culturelles d’un pays et le « génie de la race » comme on disait à l’époque. Les travaux d’un intellectuel aussi prestigieux qu’André Siegfried, comme son ouvrage sur « la Crise britannique  au XXe siècle »[1] sont influencés par cette démarche, et il cite , parmi les causes du déclin, la célèbre « âme anglaise », dont nous avons tous entendu parler sans jamais parvenir à la voir.  La difficulté vient bien sûr du fait que des traits dominants sont effectivement faciles à observer dans toute culture : certes, les Japonais travaillent beaucoup et les Suédois sont grands, et plus blonds que les Grecs.  Toutefois,  les groupes humains ne sont pas homogènes. Ils  sont surtout construits sur des oppositions entre visions du monde, intérêts, identités sociales, cultures politiques. L’histoire est une dynamique largement imprévisible, alors que la vision essentialiste, privilégiant la culture éternelle, donne l’impression d’une reproduction à l’identique des réflexes et des situations. Le déterminisme mécanique qui résulte de la vision essentialiste de l’histoire et de la culture nous rend incapables de comprendre les évolutions, et de concevoir les sociétés comme des champs de force, des lieux où s’exerce la confrontation  entre les groupes, et où, en fin de compte, une régulation intervient, sous une forme ou sous une autre.

Le second inconvénient des comparaisons tient au fait que responsables politiques ou journalistes utilisent très fréquemment les allusions à un pays étranger comme un faire valoir pour les  politiques ou caractéristiques de leur propre pays. L’étranger est un repoussoir : les discours en provenance  du milieu médical français, et des responsables politiques conservateurs qui en sont l’émanation, citent fréquemment le National Health Service à la seule fin de démontrer l’excellence du système quasi libéral en vigueur en France, sans voir que l’équivalent structurel des  célèbres waiting lists est le non moins problématique déficit de la Sécurité Sociale. Il en est de même en Grande Bretagne à propos de la fiscalité, et  dans les milieux syndicaux français à propos de la SNCF. Les discours comparatifs accentuent  donc parfois les différences , et nous empêchent de prendre conscience des convergences. Or, au cours des dernières années, la convergence des modes de vie, de consommation, voire de comportement politique au sein de l ‘Europe a été spectaculaire. Les responsables politiques , confrontés à des impasses réelles, cherchent avec fébrilité des solutions à l’étranger, et tentent d’importer des politiques. Il est d’ailleurs parfaitement exact de dire que, structurellement, le fonctionnement économique des sociétés développées  a de nombreuses caractéristiques communes.  Le travail comparatif doit donc prendre la mesure des convergences autant que des divergences.

            Enfin, la comparaison est confrontée à une difficulté d’ordre intellectuel, celle des méthodes et des structures. Il est évident que la juxtaposition d’analyses consacrées à tel ou tel pays ne peut totalement satisfaire le comparatiste : il faut trouver des structures explicatives, et , par delà différences et convergences, offrir des hypothèses sur les raisons de celles-ci. Or, les hypothèses comparatistes émanent toutes d’un milieu culturel précis, ou du cerveau d’un individu inscrit dans un contexte historique réel. Malgré toutes les précautions prises, elles reflètent toujours  le point de vue de leurs concepteurs, et sont influencées par les mentalités, les besoins, les valeurs  des institutions qui les diffusent. Il n’y a pas de grille d’interprétation scientifique qui ne soit issue d’un contexte particulier. Au niveau européen, ceci pose un problème, car il n’y a aucun moyen scientifique de déterminer quelle est « la meilleure pratique », c’est à dire la politique publique la plus satisfaisante in abstracto dans tel pou tel domaine . Des modèles différents sont possibles, et le choix ultime reste un problème éminemment politique, ce qui est évident sur des questions sensibles comme la laïcité, l’intégration des immigrés, ou encore la politique familiale.

 

Quelle  structure interprétative ?

 

Dans le domaine de la politique sociale, il existe un modèle comparatif, qui, bien que souvent critiqué, sert en fait de référence. C’est le modèle de Esping Andersen, présenté en 1990 dans le livre  The Three Worlds of Welfare Capitalism [2]. Ce modèle a été conçu par un chercheur danois, très influencé par le modèle scandinave, et n’échappe pas au travers habituel, consistant à valoriser les conceptions du pays d’origine de l’auteur. Or, le prestige du modèle scandinave dans le milieu des experts en politique sociale est tel que les concepts structurants de ce dernier sont pratiquement devenus une référence européenne. Le milieu des experts britanniques en matière de politique sociale se trouve dans une position délicate vis à vis de ce modèle, du fait de la contradiction entre l’importance historique de la discipline en Grande Bretagne et des Britanniques dans la discipline au plan mondial d’une part, et d’autre part le sort peu valorisant qui est fait à la politique sociale britannique des 30 dernières années dans le modèle.

En effet, le pays de Beveridge et de Titmuss se retrouve, dans le modèle

d’Esping Andersen, dans la même catégorie que les Etat-Unis, celle des systèmes libéraux, ce qui est peu flatteur. Pour Esping Andersen, il existe trois types de systèmes de protection sociale : le modèle scandinave, universaliste, le modèle « anglo saxon » de type libéral, et le modèle « conservateur continental corporatiste », en vigueur en Allemagne, en Autriche, aux Pays Bas, et dans une certaine mesure, en France. Le modèle scandinave est considéré comme le plus satisfaisant, à la fois parce qu’il offre à tous les citoyens une couverture égale et de haut niveau, parce qu’il  fait échapper la protection sociale à la logique du  marché  (c’est ce que Esping Andersen appelle la « démarchandisation », « decommodification » en anglais), et parce qu’il fait progresser l’égalité entre les hommes et les femmes. Il est financé par la fiscalité, embrasse de nombreux domaines en sus de la santé et de l’éducation, cherche à intégrer les femmes sur le marché du travail, inclut  des politiques de retour à l’emploi responsabilisant les chômeurs et améliorant leurs compétences, et s’accompagne d’un système de relations professionnelles régulé, national et intéressant la majeure partie des salariés. Même si des différences culturelles, politiques, religieuses, existent entre les pays scandinaves et avec la Finlande, ce modèle correspond grossièrement à la culture nordique, domaine sur lequel Esping Andersen ne s’aventure pas. Il nécessite une grande  cohésion sociale, et l’acceptation du rôle de l’Etat, qui absorbe une forte proportion des revenus  des salariés et des classes moyennes, mais offre en contrepartie une sécurité matérielle et psychologique à l’ensemble de la population. Il s’accompagne également d’une acceptation des règles par tous les citoyens, d’un niveau de fraude extrêmement faible, et d’une intériorisation des lois et de l’éthique du travail  beaucoup plus nette  qu’en Europe du Sud ou même en Grande Bretagne. Hommes et femmes travaillent jusqu’ à un âge où la grande majorité des Français est depuis longtemps à la retraite. Sur le plan des rapports entre les sexes, le fossé culturel est considérable, et la légendaire difficulté des rapports entre Nordiques et méridionaux n’est pas seulement due à la persistance de stéréotypes fantaisistes sur la difficulté des uns ou des autres à réguler ou orienter  leur libido. Enfin ces pays cherchent généralement  à  mener  des politiques  économiques garantissant l’avenir de leur système social, grâce à l’investissement dans la recherche ou par la  gestion de leur politique monétaire. [3]Le social est donc bien une priorité absolue, ce qui distingue nettement les pays nordiques de ceux  où la protection sociale a pour fonction de réparer les dommages collatéraux de l’évolution économique, comme la France, ou de modifier le comportement culturel des populations en fonction des besoins de l’économie, comme la Grande Bretagne. 

Ce modèle nordique, au sens descriptif  du terme est également érigé en modèle, au sens prescriptif.[4] Malgré son coût, il est présenté comme étant  en mesure de pousser les pays européens dans des directions porteuses d’avenir : des politiques d’activation du marché du travail qui évitent le workfare mais qualifient les chômeurs, et les incitent fortement à ne pas rester sur le bord de la route, des politiques industrielles fondées sur l’innovation technologique, sur l’amélioration de l’intérêt du travail plutôt que sur le  retrait d’un nombre grandissant de citoyens du marché du travail, des mesures globalement décrites comme « Woman friendly » tendant à valoriser la contribution des femmes sur le marché du travail enfin.

 

La Grande Bretagne : modèle libéral ou universalisme ?

 

            La Grande Bretagne est placée dans la même catégorie que les USA, ce qui, pour une fois, semble plus résulter d’une observation des 20 dernières années que d’une analyse du moyen terme, prenant en compte l’ensemble du XXe siècle. L’observation des années Thatcher et Major, et, malgré certaines inflexions notables, des années Blair,[5] ne peut effectivement que persuader l’analyste de l’influence des philosophies et des politiques libérales dans le pays. [6]Il en va tout autrement  si on étudie la création du Welfare State, de Lloyd George à Beveridge et aux universalistes des années 50 et 60, Titmuss, Crosland et leurs émules. Il semble bien que , pour eux, les conceptions égalitaires aient prévalu, et que le rôle de l’Etat dans la protection sociale, voire dans la redistribution des ressources n’ait fait aucun doute. Dans cette optique, qui est évidemment celle où se situent la plupart des intellectuels commentant en Grande Bretagne la politique sociale, l’universalisme et l’égalité sont des vertus cardinales, et le « modèle scandinave » est  l’équivalent de Moscou ou de Pékin pour les communistes d’antan.  En revanche, on peut noter que si on abandonne la perspective XXe siècle , et si on élargit encore le champ historique,  pour adopter la longue durée des anthropologues, la prégnance des conceptions libérales est très spectaculaire. Emmanuel Todd, par exemple, dans ses études sur les  systèmes familiaux, met en lumière la correspondance entre système de transmission de la propriété foncière, comportement religieux et comportement politique, et classe la Grande Bretagne dans les pays valorisant la liberté, mais indifférents à l’égard de la notion d’égalité[7]. La France lui paraît au contraire valoriser à la fois liberté et égalité, l ‘Allemagne ni l’un ni l’autre, et la Russie l’égalité mais pas la liberté. Cette typologie, bien satisfaisante pour des Français, est à la fois éclairante et frustrante, car brosser des portraits avec d’aussi gros traits peut empêcher de comprendre la dynamique historique, et de rendre justice aux détails, qui ne coïncident pas toujours avec le modèle. Il en va de Todd comme d’Esping Andersen : les critiques sont nombreuses, mais il reste une référence.

            Si on met en regard le court terme (1979-2003) le moyen terme ( 1905-1975) et le long terme (des New Poor Laws aux années  Thatcher), on peut considérer la période égalitaire et universaliste de la Grande-Bretagne comme une parenthèse, et Beveridge presque comme un  accident historique heureux. C’est en tout cas l’impression que la Grande Bretagne donne au monde extérieur, même si cela ne correspond pas aux analyses et aux vœux des observateurs autochtones. Dans cette optique, Esping Andersen a globalement de bonnes raisons de classer la Grande Bretagne avec les Etats-Unis, si on s’en tient aux politiques publiques réellement menées aujourd’hui, et aux conceptions traditionnellement en vigueur. La question qui se pose est bien sûr de savoir si les politiques publiques, et l’opinion des groupes dominants et/ou dirigeants sont les seuls qui méritent l’attention du civilisationniste . A la différence des politologues, celui ci prend aussi en compte l’existence de courants qui ont échoué, ou disparu, ou qui ont été absorbés dans un ensemble plus vaste, mais qui marquent encore les esprits.  De nombreux historiens britanniques, comme Hill ou Thomson, ont d’ailleurs étudié des mouvements populaires minoritaires. Margaret Thatcher avait  beau avoir une relation spéciale avec Ronald Reagan, les mentalités de la Grande-Bretagne des années 1980 étaient sensiblement différentes de celles de Etats-Unis. Le fait que des idées venues d’ailleurs aient pu enflammer les imaginations et éveiller les consciences politiques comme celles d’un Tom Paine, et qu’un puissant mouvement ouvrier entretenant une relation complexe mais réelle avec le socialisme européen ait été édifié  ne peuvent qu’avoir profondément marqué la Grande-Bretagne. La différence avec les Etats Unis, où les idéaux et les politiques  égalitaires véhiculés par le courant socialiste ont eu un impact fort limité est patente. Dans ce sens là, il est évident que le modèle Esping Andersen exagère les similitudes entre USA et GB. Malgré Margaret Thatcher, les soins médicaux et l’accès à l’éducation sont pour l’instant gratuits ou presque gratuits  en Grande-Bretagne, y compris pour les membres des classes moyennes qui acceptent de partager le lot des citoyens ordinaires : ce n’est pas le cas aux Etats Unis, et la différence n’est pas mince, malgré l’évolution des droits d’inscription dans les universités britanniques.  On peut reprocher au modèle de Esping Andersen  de rester dans le cadre européen. En effet, au plan mondial, l’opposition est claire entre les modèles de type européens d ‘économie sociale de marché, et les modèles de type « américains » . Dans les premiers la protection sociale est considérée comme une des fonctions essentielles de l’Etat, et les gains générés par le développement économique sont partagés, plus ou moins équitablement,  entre les investisseurs et les salariés. La forme que prend la distribution est un problème secondaire. Dans les deuxièmes, la protection sociale est un secteur où la demande solvable doit rencontrer une offre, et où le rôle de l’Etat est réduit à celui de régulateur, ou de voiture balais pour concurrents malchanceux. C’est à ce niveau que se situe le débat sur le plan mondial, au sien de l’OMC, et dans les pays dits émergents qui , en Asie et ailleurs, s’interrogent aujourd’hui sur le type de système qu’ils doivent mettre en place.[8] La volonté du camp américain de placer tous les « services » sociaux , y compris l’éducation,  sur le même plan que les activités commerciales ordinaires, dans le cadre de l’accord international sur les services,  est clairement politique. Il s’agit pour les Etats Unis de faire triompher un modèle social, une  Weltanshauung  particulière, très différente de celle des Européens, dont l’héritage comprend à la fois Adam Smith …  et Beveridge, Bismarck ou Laroque.   La Grande-Bretagne, dans ce contexte, est donc une fois de plus sur le fil du rasoir. Elle hésite, comme en matière militaire et diplomatique, entre plusieurs options. Ceci rend les débats de politique sociale particulièrement cruciaux pour le pays, et explique la détermination des « experts », orphelins de Titmuss et Beveridge à tirer la Grande Bretagne en direction du modèle nordique. La politique sociale est donc bien un lieu de tensions, d’oppositions, et, en fin de compte, de régulation des rapports entre forces sociales et politiques.

 

            La France, dans le modèle de Esping Andersen, occupe une position intermédiaire. En effet, elle a, d’un côté, beaucoup de choses en commun avec le modèle nordique. L’universalisme n’a certes pas été le concept structurant en matière de santé , et il a fallu attendre les années 9O pour voir la mise en place de la couverture médicale universelle, dont l’équivalent existe en Grande-Bretagne depuis la guerre. La couverture en matière de soins optiques ou dentaires accuse un retard historique  qui n’a jamais été rattrapé. En revanche, en matière éducative, la notion d’égalité est censée prévaloir, car  le mythe de l’école libératrice, au sens sorélien du terme, et l’idéal laïque  sont parmi les notions les plus mobilisatrices  que le pays connaisse. Toutefois, la France est également sous l’influence du modèle « conservateur continental corporatiste », pour des raisons historiques complexes, liées en partie  à l’aura du modèle bismarckien lors de la création du système de protection sociale dans l’entre deux guerres , et en partie à la volonté des classes moyennes du secteur privé de se différencier du monde du salariat après la guerre . On touche d’ailleurs là du doigt la limite des analyses anthropologiques de Todd. Rien ne prédispose en effet la France a adopter un système « corporatiste », où les soi disant « partenaires sociaux » négocient civilement l’étendue de la couverture sociale et co-gèrent équitablement le système. La réalité de la co-gestion de la protection sociale en France dans les années 50, 60 et 70 n’a d’ailleurs  pas grand chose à voir avec l’équité, dans la mesure où le syndicat le plus représentatif des salariés, la CGT,  était systématiquement écarté des responsabilités pour des raisons politiques. Les relations professionnelles en France ont, depuis la guerre, été plus souvent décrites sous forme de  confrontation  que de collaboration.

La France est donc elle aussi entre plusieurs modèles. La prégnance du  modèle conservateur corporatiste est claire dans la façon dont les caisses ont été organisées, sur la base de l’identité professionnelle, et  dans une politique familiale historique d’essence traditionaliste. L’influence de l’universalisme est visible dans des réformes comme le RMI, ou la CSG, qui revient  à fiscaliser de facto  le financement de la protection sociale. La persistance de tendances libérales lourdes est évidente dans le maintien du statut des médecins, et plus largement, dans le rôle du secteur privé en matière d’offre de santé[9].

 

            La typologie comparative d’Esping Andersen a donc ceci de commun avec l’Education Nationale qu’elle mène à tout à condition d’en sortir, mais qu’on ne peut pas s’en passer. Les structures comparatives ne sont pas des cadres rigides. Elle permettent de faire  apparaître des pôles de référence, ou des cultures, autour desquels s’organisent les systèmes nationaux. Les politiques sociales sont un lieu de conflit, même si elles ont parfois pour ambition de servir à réguler les rapports entre les différents groupes sociaux, et de permettre l’adaptation aux changements économiques. Nul ne peut prévoir l’issue de tels conflits de façon certaine. Aussi, l’évolution et la physionomie  de la politique sociale,  en Grande Bretagne comme ailleurs, résultent  en partie des hasards de l’histoire. Les facteurs culturels, le long terme de l’anthropologie, jouent certes un rôle, mais il en va de même des considérations politiques à court ou moyen  terme , et des contraintes objectives subies. C’est parmi ces dernières qu’il faut ranger   le poids des structures existantes et  les facteurs extérieurs fortuits, qu’il s’agisse du sort des armes ou des fluctuations erratiques  des marchés financiers. Sans les tentatives de modélisation, les comparaisons ne peuvent toutefois pas dépasser le niveau de la juxtaposition empirique  et de la description pure, c’est à dire précisément ce à quoi la civilisation, dans le sens disciplinaire du terme, cherche à échapper depuis ses origines.



[1] André Siegfried. La crise britannique au XXème siècle. Paris : Max Leclerc, 1931.

[2] Gosta Esping Andersen. The Three Worlds of Welfare Capitalism, 1990. Pour l’édition française, Paris, PUF, I999.

[3] Robert Geyer, Christine Ingebritsen, Jonathon W. Moses ed. Globalization, Europeanization and the End of Scandinavian Social Democracy ? London: Palgrave. 2000.

[4] Gosta Esping Andersen. Why we Need a New Welfare State. Oxford: Oxford University Press, 2002.

[5] Social Policy Review. London: SPA, The Policy Press, N° 14 & 15. “The Year in Social Policy”.

[6] Jochen Clasen. Comparative Social Policy. London : Blackwell, 1999.

[7] Emmanuel Todd. La diversité du Monde. Paris Seuil I983,I984, et nouvelle édition 1999.

[8] Voir : Robert Sykes, Bruno Palier & Pauline M. Prior. Globalization and European Welfare States. London: Palgrave, 2001.

[9]G.  Bonoli & Bruno Palier. “ Changing the Politics of Social Programmes : Innovative Change in British and French Welfare Reforms ». Journal of European Social Policy, 8, 4. 1998.

Publié dans jprevauger

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article