Laïcité GB

Publié le par jean-paul Revauger

Les politiques publiques britanniques à l’égard de l’Islam.

 

 

 

 

A en croire les médias français, la Grande-Bretagne aurait fondamentalement changé de politique à l’égard de l’Islam britannique à la suite du 11 septembre, et , plus encore, des attentats de juillet 2005 à Londres. Après une longue période de laxisme, justifié au nom du multiculturalisme, le Royaume-Uni serait revenu à des conceptions proches de l’intégration à la française. Comme toujours, les comparaisons ont pour conséquence sinon pour  fonction  de légitimer les positions du pays qui en est l’auteur. Comme disait Edward Saïd, étudier l’Orientalisme, c’est étudier l’Occident. La réalité britannique est en fait plus complexe et contradictoire.

 

Le legs impérial

 

            Les politiques publiques à l’égard de l’immigration contemporaine ont un rapport indirect mais réel avec la façon dont les puissances coloniales se sont comportées dans leur empire. La Grande Bretagne, dans son rapport à l’Islam,  a été guidée  par deux types de considérations , son intérêt géopolitique d’une part  et, d’autre part,  ce que les anthropologues appellent le différentialisme, c’est à dire l’idée que les Britanniques sont fondamentalement différents des autres nations, a fortiori des autres « races » pour employer le terme ancien[1]. Le mélange des sangs et des cultures, et  l’idée que des principes et des droits  universels s’appliqueraient à toute l’humanité sont  étrangers au différentialisme. Le lien entre intérêt géopolitique et différentialisme est évident, dans la mesure où le dernier légitime le premier. La défense cynique et acharnée  des intérêts nationaux est primordiale, et les  principes supra nationaux et universels ne font que perturber le paysage[2]. Seule l’éthique régule un peu les choses.[3]

            Jusqu’en 1840, les deux concepts sont allés de pair. La Grande-Bretagne étendait son empire commercial, mais, contrairement aux Français et aux Espagnols, se montrait peu soucieuse de convertir les « païens ». Ceci explique son succès rapide, dans la mesure où les pouvoirs religieux, en particulier en Inde, ne percevaient pas l’influence britannique comme une menace ou une concurrence dans le champ spirituel. Ce respect pour les cultures et les religions traditionnelles fut même théorisé par le philosophe conservateur Burke, qui participa à des polémiques sur la politique indienne , et se fit le chantre des vénérables traditions. Le « indirect rule », consistant à déléguer en partie à des agents autochtones la gestion des colonies et à s’appuyer sur les notables locaux fut d’une redoutable efficacité, et plus acceptable que le « direct rule » à la française.

            A partir de 1840, et du célèbre texte de J B Macaulay[4], figure de proue du libéralisme le plus démocratique, les politiques britanniques changèrent. On s’orienta vers une politique plus idéaliste,  s’appuyant sur l’idée que la Grande Bretagne avait des devoirs à l’égard des peuples colonisés, et ne pouvait  se contenter des tirer profit des échanges  commerciaux sans tenter d’améliorer les conditions de vie, le fonctionnement administratif, le niveau d’éducation, et les chances des indigènes d’assurer le salut de leur âme. Ce phénomène était extrêmement contradictoire, comme toute la colonisation, car il se fondait  d’une part sur    l’idée, nouvelle, que les « indigènes » appartenaient à l’humanité, et d’autre part sur la conviction de la supériorité de la culture britannique et notamment du christianisme. L’opinion forgée pendant les luttes d’indépendance, et la pensée dite post coloniale n’ont retenu que ce deuxième aspect. Le White Man’s Burden de Kipling est présenté aujourd’hui dans les anciennes colonies comme une preuve de l’arrogance britannique, alors que la réalité est moins simple. De même, l’universalisme français d’un Jules Ferry et le dédain républicain pour les croyances ancestrales  sont- ils honnis sans nuance.

La complexité de la situation en Inde amena le pouvoir à mener une politique prudente, interdisant certaines pratiques religieuses attentatoires aux droits de la personne humaine, comme la crémation des veuves, mais faite de compromis successifs à la suite de la révolte des Cipayes de 1857[5]. En effet, une des causes supposées  de la révolte de ces  supplétifs indigènes, qui fut terrible,  était le fait que les cartouches réglementaires, que les soldats devaient porter à la bouche et déchirer avec les dents, étaient enveloppées de suif, ce qui rendait l’opération inacceptable pour les Hindous. C’est donc en Inde, où les relations inter-communautaires étaient d’autant plus tendues que les Britanniques étaient soupçonnés de jouer la carte musulmane pour affaiblir les pouvoirs Hindous, qu’une première loi sur l’interdiction des insultes à l’égard de la religion  fut adoptée en 1860 (Indian Criminal Code, 1860). La démarche n’était pas laïque, mais neutre et pluraliste : toutes les religions sont légitimes. 

L’utilisation de l’Islam, ou de puissances structurées par l’Islam, à des fins géopolitiques, fut une constante dans la politique étrangère britannique. Ce fut le cas en Europe orientale, ou, pour contrer l’influence russe, la Grande Bretagne soutint la Turquie, et la répression turque des insurrections bulgares de 1876 , ce qui provoqua l’ire de l’opinion libérale  . Ce soutien géopolitique à la Turquie, destiné à  frustrer les ambitions russes, ne s’est pas démenti au 20ème siècle.  Il n ‘y a donc pas lieu de s’étonner de voir les anglo-américains soutenir et armer  la guérilla islamique en Afghanistan contre l’Union Soviétique dans les années 1980, avant que  les Talibans ne deviennent une menace. [6]

 

            Dans les deux dernières décennies du 20ème siècle, les conceptions britanniques à l’égard de l’Islam de Grande-Bretagne furent toujours  marquées du double sceau du différentialisme et de la géopolitique.  A partir de 1968, les politiques publiques britanniques, affichées ou discrètes, ont été dominées par le multiculturalisme. Celui ci est un des avatars du différentialisme, dont il  représente une interprétation libérale et démocratique . Co-existent  en Grande Bretagne deux différentialismes. La forme traditionnelle de ce dernier est symbolisée par Enoch Powell, soutenu par une fraction considérable de l’opinion, même dans les milieux  populaires. Pour eux, l’étranger n’est pas à sa place, l’immigration doit cesser, les immigrés doivent quitter le pays[7]. Le multiculturalisme britannique admet et valorise la différence culturelle. Il  s’oppose fondamentalement à la conception intégratrice et laïque. Il a  été présenté, par Roy Jenkins, à l’époque ministre de l’intérieur,  comme une alternative à l’assimilation. La co-existence   de pratiques culturelles, et bien sûr religieuses et linguistiques remplace l’idée de la fusion. Le multiculturalisme a été accusé de favoriser le communautarisme, et de reproduire le « indirect rule » colonial en favorisant le pouvoir des notables traditionnels ou nouveaux .  Il a consisté en pratique à encourager la création d’associations diverses, impliquées pour l’essentiel  dans l’action sociale et  la production culturelles, et à les financer.

La question religieuse n’est apparue sur le devant de la scène qu’assez tardivement. En effet, les premiers immigrants à structurer leur pratique religieuse étaient des chrétiens antillais, dont la foi exubérante et les références hétérodoxes étaient certes en décalage avec les habitudes britanniques. Les autorités considéraient assez favorablement la pratique religieuse chez les Antillais, dans la mesure où elles pensaient que celle ci permettrait de structurer et de stabiliser cette communauté, et de lui apporter des valeurs relativement proches des normes autochtones.  Cette bienveillance officielle à l’égard des Eglises  noires est à mettre en rapport avec le jeu géopolitique britannique en Afrique australe, et le rôle politico diplomatique de premier plan confié à des prélats  anglicans noirs, comme les évêques Muzorewa au Zimbabwe et Desmond  Tutu en Afrique du sud : tous les contre-feux allumés par la Grande-Bretagne dans la région pour tenter d’éviter que celle-ci  ne tombe aux mains de nationalistes noirs appuyés par les Communistes étaient structurés autour de  ces dignitaires anglicans. 

            Les musulmans de Grande Bretagne se sont trouvés dans une tout autre situation. Ceux ci sont, depuis les origines, c’est à dire les années 60 et 70,  au plus bas niveau  de l’échelle sociale parmi les immigrés. Ce sont des populations d’origine pakistanaise et bangladi, qui vivent dans une pauvreté extrême pour plusieurs raisons[8]. Leur niveau de départ, en terme d’instruction, de compétences techniques ou de capacités financières est très faible, même par rapports aux Indiens, et aux populations indiennes chassées du Kenya par Kenyatta et d’Ouganda par Idi Amin Dada, et qui comptaient beaucoup plus de sikhs et surtout d’hindouistes  que de musulmans (seulement 15%)[9]. Par ailleurs, ces populations souffrent d’un énorme handicap, qui est le faible taux de participation des femmes au marché du travail, et le faible investissement éducatif consenti par les familles pour les filles[10]. La comparaison avec les indiens hindouistes,  les antillais et les africains fait apparaître des différences considérables.  Ceci a bien sûr un rapport avec la pratique de l’Islam. Jusqu’à maintenant,  ce dernier a contribué à maintenir ces populations dans la pauvreté relative et la marginalité économique. En effet, dans un pays comme la Grande Bretagne, qui a aujourd’hui le PIB le plus  élevé par habitant en Europe après le Luxembourg,  le niveau élevé du coût de la vie, le rythme de vie et les habitudes de consommation rendent indispensable le travail des femmes, au moins à temps partiel. Un seul emploi, même qualifié,  par foyer ne permet pas d’accéder au niveau de consommation moyen, surtout si la famille ne possède aucun patrimoine. La pauvreté est une notion éminemment relative.

 La question des rapports hommes/femmes, élégamment appelée « rapports sociaux de sexe » par les sociologues, se trouve à l’intersection  de la question de l’intégration des populations d’origine immigrée et de la question religieuse. C’est un des problèmes les plus délicats à résoudre, dans la mesure où il est à la fois du ressort de l’idéologie, dans le sens le plus noble du terme, de l’anthropologie, et de l’intime. La Grande-Bretagne est un pays qui place la notion de liberté individuelle au cœur de son identité, et qui a tendance à évaluer  le degré de civilisation des autres nations en fonction  de la liberté dont jouissent les individus, et notamment les femmes. Elle diffère en cela de pays insistant plutôt sur la notion d’égalité, ou structurant la société autour de la famille et de la tradition. Il est donc évident qu’un conflit irréductible oppose sur ce point  les musulmans vivant aujourd’hui en Grande Bretagne et la société britannique. Le rejet est parfaitement réciproque . Les critiques que les  militants musulmans adressent à la société britannique placent au premier plan la sexualité. L’extension du champ de la liberté individuelle depuis les années I960 est perçu  par eux comme un indice de dégénérescence, qu’il s’agisse de l’indépendance des femmes  dans le choix de leurs partenaires, du peu de cas fait de l’opinion de leur géniteur  en la matière par ces dernières, du  (très) relatif libéralisme en matière de commercialisation de la sexualité, et surtout, horresco referens, de l’homosexualité.[11] Ces questions divisaient aussi les pays européens entre eux, mais la fracture Nord/Sud interne à l’Europe s’est considérablement réduite depuis 20 ans, grâce à Pedro Almodovar et à la Cicciolina, alors que le contraire s’est produit avec l’Islam.

            Les politiques multiculturelles furent menées au niveau national dans les années 70, et encore pratiquées au niveau local dans les année 1980 malgré l’opposition de principe de Margaret Thatcher, qui ne put  jamais totalement régenter les politiques locales et perdit même le pouvoir pour cela. Leur bilan est maigre, comme en attestent les très nombreuses études consacrées à la situation socio-économique de ces populations. Sur le plan idéologique , ou, tout simplement, du point de vue des mentalités, le ressentiment de ces populations  éclata en I988 à l’occasion de l’affaire Rushdie, qui est véritablement le moment crucial à partir duquel la Grande-Bretagne commença à tourner le dos au multiculturalisme, et où une fraction des jeunes musulmans de la deuxième génération entama sa  radicalisation.

 

La fracture ouverte.

            Les Versets Sataniques furent publiés en septembre 1988 à Londres, et ce sont les musulmans britanniques qui prirent l’initiative de demander l’interdiction de l’ouvrage, invoquant une loi de 1740 interdisant le blasphème. Cette loi visait exclusivement à interdire le blasphème à l’encontre de la religion anglicane, et était particulièrement surannée.  Comme le dirent sagement les Lords en 2003 « The law of blasphemy only provides protection for the Church of England, although members of other Christian churches draw comfort from it. » [12]. Devant le refus du gouvernement britannique d’interdire l’ouvrage, les 45 ambassades des pays membres de l’Organisation de la Conférence Islamique furent alertées, et l’Iran de Khomeini s’empara de l’affaire. La fatwa de Khomeini, condamnant à mort Salman Rushdie fut prononcée le 17 février 1989.  La concurrence entre nations sunnites et chiites joua un rôle important dans cette affaire, et expliqua la surenchère de l’Iran, en quête de leadership. Des manifestations spectaculaires, avec gibet factice et crémation d’exemplaires du livre furent organisées à Bolton, Bradford et Londres, plusieurs librairies furent plastiquées. Des manifestations organisées dans le monde islamique se soldèrent par des morts. Dans les mois qui suivirent, Rushdie vécut caché sous la protection de la police, et deux de ses traducteurs furent victimes d’attentats. Sur le plan diplomatique, l’Iran obtint le soutien officiel du Bengladesh, les relations diplomatiques furent rompues entre l’Iran et la Royaume Uni, et tous les pays de la CEE rappelèrent  leurs ambassadeurs à Téhéran. Les manifestations de musulmans britanniques avaient donc déclenché  une crise internationale de grande ampleur. 

            Les retombées de cette crise furent également considérable en Grande-Bretagne. En effet, il  apparut que le multiculturalisme était parvenu au bout de sa logique. L’affirmation des valeurs de la communauté musulmane de Grande Bretagne entrait en contradiction avec les piliers de l’identité britannique : liberté d’expression, liberté individuelle, respect de la liberté des créateurs, respect de l’Etat de droit, calme et mesure  dans l’expression publique des revendications. Plusieurs élus locaux travaillistes apportèrent leur soutien aux islamistes, par souci électoral, mais ne furent pas suivis. Depuis le milieu des années I980 déjà, le parti travailliste avait mis un terme à la dérive communautariste de la gauche en rejetant la revendication de création de sections locales du parti uniquement composées de « non blancs », appelés, curieusement « blacks »dans ce pays. Le Labour, déjà engagé par Neil Kinnock sur le chemin de la réforme qui allait l’amener jusqu’à l’adoption de la « troisième voie » blairiste, était à la recherche d’une ligne politique plus consensuelle, et plus en phase avec les mentalités populaires. Les errements multiculturalistes de la gauche du Labour firent partie de la liste des victimes collatérales  du blairisme.[13]

            Aussi, en pratique, travaillistes et conservateurs négocièrent ils  de concert le virage du début des années I990, qui consista à réduire les subventions aux associations cultuelles et cuturelles incontrôlées. Cette tendance s’accéléra à la suite des émeutes de Oldham,  organisées par de jeunes asiatiques,  qui semblaient démontrer que les politiques à l’égard des populations d’origine immigrées étaient un échec. Le 9 11 et le 7 7 n’ont fait que conforter les politiques dans cette opinion.

 

Réprimer l’incitation à la haine religieuse.

            L’angle d’attaque choisi par les associations musulmanes pendant les années 1990 est double.  D’une part elles remirent en cause la loi sur le blasphème, en demandant son extension à toutes les religions, dont l’Islam. D’autre part elles prônèrent la création d’établissements scolaires séparés pour les jeunes garçons et surtout les jeunes filles musulmanes. Dans les deux cas, les musulmans s’appuyaient sur l’existence d’une  législation protégeant spécifiquement le christianisme, et de politiques publiques finançant certaines écoles confessionnelles, et  encourageant de facto  le communautarisme catholique et juif.

Sur le premier point, la Grande-Bretagne a longtemps tergiversé. En effet, la législation contre la blasphème était de toute évidence en contradiction avec l’évolution des mentalités, et risquait sombrer dans le ridicule, au même titre que les dispositions qui, dans les années 1950, amenaient la police à envoyer des agents provocateurs dans les parcs publics fréquentés par des homosexuels à la recherche de partenaires, et à témoigner ensuite en audience publique, à la  plus grand joie des journalistes. La loi contre le blasphème fut utilisée pour la dernière fois en 1977, contre Gay News, qui avait publié un poème irrévérencieux à  l’égard de Jésus Christ. La gaudriole anticléricale est une ancienne tradition qui a pourtant  droit de cité, comme en atteste le célèbre  film des Monthy Python, Life of Brian. La volonté des religions de contrôler la sexualité provoque mécaniquement ce genre de réactions  .En demandant la réactivation d’une  loi datant de 1740, et même son extension, les associations musulmanes se mettaient donc en porte à faux par rapport à l’évolution sociale, et se faisaient les alliés d’un secteur de l’opinion minoritaire, les détracteurs de la modernité,  partisans du conservatisme culturel. Les Lords examinèrent avec leur sérieux coutumier cette question en 2003.   Une commission d’enquête travailla, entendit les représentants des religions mais aussi des associations humanistes. Le jugement fut particulièrement nuancé. Le 10 avril 2003, le Select Committee on Religious Offences publia ses conclusions. Il indiqua d’une part que « The pre eminent role enjoyed by the established church is probably outdated », tout en  suggérant que ce favoritisme n’était pas illégitime : «  Religious belief continues to be a significant component , or even determinant of social values… The United Kingdom is not a secular state ». [14] L’approche est donc téléologique et politique, et non théologique. La religion établie  importe non pas parce qu’elle est vraie, mais parce qu’elle a une fonction utile : elle  existe, et elle structure les mentalités. Il faut donc la protéger.  Par ailleurs, les Lords faisaient remarquer que les Sikhs et les Juifs, considérés comme des groupes ethniques, ce qui est une question épineuse, étaient protégés au titre de la loi sur les relations raciales, contrairement aux Musulmans, qui ne bénéficient d’aucune protection spécifique. Ils ajoutaient donc  “We believe there should be a degree of protection of faith, but there is no consensus among us on the precise form that it might take ». Ils proposaient donc de … faire preuve de prudence. « What is to happen to the common law offences of blasphemy may not depend on legislation but upon the contemporary climate, both social and legal, which could lead to a decision to take no action at all ». [15]

Un projet de  loi réprimant à la fois la haine raciale et religieuse a été présenté en 2005, et est en train d’être adopté. Ceci permet de dépasser la question du blasphème, tout en mettant les Musulmans sur un pied d’égalité avec les autres groupes, à la fois en termes de droits et de devoirs. Ce projet de loi modifie la loi sur l’ordre public de I986, et interdit « les discours enflammés » (« inflamatory speech »), ce qui la rendrait bien sûr tout à fait inadaptée aux pays accoutumés à une rhétorique plus violente que la Grande-Bretagne. La loi se montre plus prudente que le législateur français ne l’avait été lorsqu’il avait tenté de réprimer les sectes, se heurtant alors à l’épineux problème de la distinction entre secte  et religion. La Grande Bretagne laisse les juges libres de  décider ce qui est religion  et ce qui ne l’est pas. [16] Il est à noter que la loi protège aussi les personnes qui n’ont pas de croyance religieuse contre  l’intolérance des croyants, ce qui représente un progrès notable par rapport à la loi sur le blasphème. La liberté d’expression devrait donc être garantie aussi à ceux qui souhaitent critiquer rationnellement  la religion musulmane comme toutes les autres,  voire polémiquer ou se gausser de telle ou telle pratique ou croyance. Les manifestations demandant la tête de Salman Rushdie auraient peut être pu être interdites si ce texte avait existé.  Cette loi protège les Juifs et les Sikhs aussi bien que les Musulmans, et représente une illustration parfaite de la remarque des Lords de 2003. C’est la pratique qui permettra de déterminer la véritable signification du texte, qui peut être utilisé pour réprimer les discours antisémites des extrémistes musulmans aussi bien que les discours de l’extrême-droite contre ces derniers. L’impartialité est délibérée, comme il convient dans  toute disposition dissuasive.

 

L’éducation.

            L’autre dossier important est celui de l’éducation. La Grande-Bretagne n’étant pas un pays laïque, la logique communautariste s’est pleinement développée dans le domaine éducatif dans les milieux catholiques et juifs. La loi permet à l’Etat, en fait les collectivités locales,  de financer à 85% les investissements dans les écoles confessionnelles, et de prendre à sa charge 100% de leurs  frais de fonctionnement. En échange, les écoles doivent respecter les programmes, et accepter les inspections. Ces dispositions, le « Voluntary Aided Status » concernaient, en septembre 2005,  6845 établissements catholiques, juifs et anglicans, et 5 établissements musulmans.[17] Les écoles musulmanes qui ont commencé à se développer à partir des années I990 dans l’isolement le plus complet réclament depuis le milieu des années 1990 la reconnaissance par les pouvoirs publics. Le nombre d’écoles privées musulmanes est passé de 21 en 1993 à 47 en I996, et plus d’une  centaine maintenant. Il s’agit d’un ordre de grandeur, car il n’y a pas de structuration globale de ce secteur, et des rivalités internes opposent factions et associations de parents, empêchant de donner des chiffres précis. La situation semble varier considérablement d’une école à une autre. Il faut se montrer très prudent, mais la presse se fait écho de situations proches de celles des écoles coraniques pakistanaises. L’enseignement ne serait parfois pas dispensé en anglais, mais en ourdou ou en arabe pour la totalité des cours , la mémorisation du Coran occuperait de longues heures, et la lecture des journaux britanniques serait prohibée, car impure. [18] La ségrégation sexuelle n’est pas critiquée en Grande-Bretagne, où opinion conservatrice et certains milieux féministes  défendent l’idée d’un retour à celle-ci pour l’ensemble de la population, au motif que les filles ne donnent pas le meilleur d’elles mêmes sur le plan scolaire lorsqu’elles sont en contact avec des garçons, car elles hésitent à faire la démonstration de leur supériorité, évidemment avérée, en présence des petits mâles. Le milieu éducatif et l’instance de régulation, Ofsted, ont donc émis des avis négatifs, suivis jusqu’à maintenant, sur la reconnaissance de ces établissements privés incontrôlés, afin que l’Etat ne donne pas un vernis de respectabilité à des établissements dont la pratique est totalement contraire à la logique d’intégration. Or, il semblerait qu’une décision politique viennent d’être prise, qui inverserait totalement cette stratégie de non – reconnaissance. En effet, le gouvernement s’apprêterait à reconnaître entre 120 et 150 écoles musulmanes, et à leur accorder le très avantageux statut de Voluntary Aided School.  [19] Cette stratégie obéit à une double logique. D’une part elle permettrait à l’Etat de contrôler pédagogiquement ce qui se passe dans ces écoles, en imposant qu’elles suivent les programmes nationaux, notion empruntée à une  France réputée jacobine par Margaret Thatcher,  en les obligeant à recevoir périodiquement les inspecteurs, en les mettant en situation de concurrence avec les autres établissements, et en les intégrant dans les tableaux comparatifs publics et officiels. Il serait même question d’imposer à ces établissements un quota minimum de 25 % de non musulmans parmi les élèves, ce qui pourrait se révéler crucial. Rien n’est prévu pour les enseignants, et il est à craindre que la logique communautaire ne persiste dans ce domaine.

D’autre part, il est évident que cette logique renoue avec la vieille habitude coloniale de l’indirect rule : la meilleure façon de contrôler des populations non blanches est de passer par l’intermédiaire de notables indigènes, à même de faire régner l’ordre dans leurs rangs. Cette solution est donc aux antipodes de l’idéal égalitaire de l’intégration, contrairement à ce que laissent entendre les journalistes français. Les jeunes musulmans mèneront des vies musulmanes dans leurs quartiers musulmans et  leurs écoles musulmanes, sous la houlette de leurs notables. Le différentialisme sera donc sauvegardé. La motivation des parents musulmans semble en effet être liée à ce que l’on appelle en France le « caractère propre » de l’enseignement confessionnel et en Grande-Bretagne « l’ethos ». Les piètres résultats scolaires de ces établissements aujourd’hui montrent qu’on est bien dans une logique religieuse et non éducative. Ce n’est pas pour leur efficacité éducative que ces établissements sont choisis. Il serait donc étonnant que leur changement de statut modifie cette donnée. 

 

Conclusion.

 La presse britannique n’a pas manqué d’ironiser sur les contradictions des politiques françaises qui, avec la création du Conseil Français du Culte Musulman, et sa brochette de notables, ont en fait choisi une option directement inspirée par le  communautarisme anglo-saxon, ce qui, venant de Pierre Joxe et de Jean Pierre Chevènement, est un comble. Il est donc aujourd’hui excessif  de dire que les politiques publiques sont directement et exclusivement guidées par des modèles théoriques venus du fond des ages. Néanmoins, il serait irréaliste d’imaginer que l’influence de ces modèles nationaux a disparu. Confrontés à des défis historiques, ce que Huntington appelle le choc des civilisations,  et, depuis l’affaire Rushdie, puis le 9 11 et le 7 7, à des développements dramatiques, les gouvernements sont à la recherche de recettes , ouverts aux propositions  et aux importations. Les politiques sont le résultat de ce mélange. Si l’esprit de synthèse peut être présenté comme du pragmatisme, alors, on peut dire qu’une fois encore, la Grande-Bretagne se montre pragmatique. Malgré tout, de droite comme de gauche, le différentialisme reste une donnée importante dans ce pays. 

Certes la Grande-Bretagne n’est pas un Etat laïque. Il y à cela des raisons historiques évidentes. Depuis Henry VIII et Elizabeth première, et la création d’une Eglise nationale, la dévotion ne peut pas être assimilée à une trahison  de la nation. L’Eglise établie, et le pouvoir auquel elle est accolée ont , à partir du XIXème siècle, accompagné et maîtrisé l’évolution sociale et politique du pays vers le capitalisme et la démocratie politique, au lieu de s’y opposer frontalement, comme ce fut souvent le cas dans les pays catholiques. Plus important encore est le fait que les forces sociales et politiques qui ont  été porteuses du changement social, bourgeoisie industrielle libérale puis mouvement ouvrier et socialisme, ont pris leur essor dans le Nord du pays, et se sont développées en osmose avec les religions protestantes non conformistes. Néanmoins, les principes qui sont au cœur de la laïcité, et qui ont nécessité cette dernière en France  pour pouvoir s ‘épanouir, sont des composantes essentielles de l’identité britannique : la liberté de conscience, la liberté individuelle, le respect par l’Etat des croyances individuelles, la tolérance, la liberté d’expression et de culte sont au cœur de celle ci, à la fois pour des raisons anthropologiques profondes et pour des raisons politiques. La démocratie britannique est bien une des seules à avoir gardé pavillon haut pendant les années noires , face au IIIème Reich.

Aussi, la question de l’intégration des musulmans dans ce pays est elle une question fondamentalement politique. La question qui se pose est de savoir si les contradictions  entre certaines caractéristiques de la culture des musulmans de Grande-Bretagne et la société d’accueil sont de nature rédhibitoire, ou temporaire. La Grande-Bretagne fait le pari de la deuxième option, avec un optimisme prudent.[20] Elle considère donc que des éléments inacceptables et non négociables comme l’antisémitisme, l’homophobie, le refus de reconnaître l’autonomie des jeunes adultes, le refus de l’égalité éducative,  financière et sexuelle des femmes, le refus de la liberté d’expression et le dédain pour l’Etat de droit sont appelés à disparaître. Ceci revient à dire  que le choc des civilisations n’est pas inévitable, et que les extrémistes traditionalistes peuvent être combattus et réduits, à la fois par le fer et par le verbe. Ce souci d’intégration, qui représente effectivement une rupture avec le multiculturalisme, est partagé par la France. Toutefois, au delà des objectifs, les politiques publiques mises en œuvre restent ancrées dans un terreau spécifique, ce qui est la condition du succès.



[1]  Todd Emmanuel. Le destin des Immigrés. Paris : Seuil, I995.

Todd Emmanuel. La Diversité du Monde. Paris, Seuil I983, 1999.

[2]  La meilleure illustration de cette idée reste la déclaration de Lord Palmerston « La Grande Bretagne n’a ni amis ni ennemis, elle n’a que des intérêts à défendre »

[3] On donc très loin de la culture française, où l’ éthique passe après les principes, et où la régulation sociale emprunte les chemins de la politique, voire, dans le pire des cas, de la crise. 

[4] Thomas Babington Macaulay. Minute on Indian Education.  “Are we to keep the Peoples of India ignorant, so that they remain submissive ?” Voir Jane Samson ed. . The British Empire, Oxford. Oxford readers  2001.

[5] Voir Philippe Chassaigne. La Grande-Bretagne et le monde de 1815 à nos jours . Paris, 2003.  U Armand Colin, P 60-61.

[6] Bien que nous ne disposions pas de recul historique, et d’archives indiscutables, on peut se demander si  la politique britannique à l’égard des terroristes islamistes algériens, à partir de 1994, particulièrement généreuse, était uniquement guidée par le respect scrupuleux des procédures judiciaires, ou si des considérations géopolitiques n’entraient pas aussi en ligne de compte.  La tentation de se rapprocher des islamistes tout en écartant la France de sa zone traditionnelle d’influence était forte.

[7] Voir David Childs. Britain since 1945 A political history.  Londres, Routledge, 1997 p. 149.

[8] Tariq Modood. » Ethnic Equality in Britain : Progress and its Limits » . In John Edwards et JP Revauger Ed. Discourse on Inequality in France and Britain. Aldershot,  Ashgate, 1999. p. 105 et suivantes.

[9] Voir Didier Lassalle. Les minorités ethniques en Grande-Bretagne. Paris, Ellipses, 1998

Gilles Kepel. Allah in the West. Cambridge. Polity, 1995.

[10] Le pourcentage de femmes sans qualification était en 1994 de 60% popur les pakistanais et les bangladais, 40% pour les indiennes, 28% pour les noires. Social Trends, Londres, HMSO, 1094. p. 52

24, 8% des femmes pakistanaises et bangladi de 16 à 59 ans travaillaient, contre 61,4% des indiennes, 66% des noires, 71,9% des blanches. Social trends, p.57.

[11] voir Dilip Hiro White British Black British A History of Race relations in Britain. Londres: Paladin, 1992

[12] The United Kingdom Parliament. House of Lords. Report of the Select Committee on Religious Offences in England and Wales. 2003. Conclusions. P.134

[13] Voir Marian Fitzgerald Political Parties and Black People. Londres, Runnymede trust 1984.

[14] Select Committee on Religious Offences in England and Wales. House of Lords. April 10th 2003. Chapter 10: conclusions Art. 132.

[15] Ibid.

[16] The definition is designed to cover hatred against a group of persons defined by their religious belief or lack of religious beliefs, but does not seek to define what amounts to a religion or a religious belief. It will be for the courts to determine whether a religion or belief falls within this definition.”(UK Parliament. Racial and Religious Hatred Bill, as brought from the House of Commons on 12th July 2005. § 12.)

[17] Teaching Times  sept 2005

[18] Daily Telegraph. Friday 2 Sept 2005 State Seeks Control of Muslim Schools.

[19] Ibid.

[20] Pour une analyse des politiques du New Labour antérieures au 11 septembre, lire un ouvrage publié par le think tank du New labour : Yasmin Alibhai-Brown. True Colours. Public Attitudes to Multiculturalism and the Role of the Government. Londres, IPPR,1999.

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