le modele français

Publié le par jean-paul Revauger

Existe-t-il un  modèle français?

 

La question se pose avec acuité car il n’y a pas de consensus sur ce point.

 

Etat de la question.

1.      Elle se pose dans le débat politique.

a.      Un affrontement a lieu au sein de la Droite, entre la tradition  gaulliste (Chirac, puis De Villepin aujourd’hui) et le parti américain, représenté dans les années 70 par Giscard dans les années 80 et 90 par la Fondation St Simon et  l’axe Alain Minc/ Balladur , aujourd’hui par Sarkozy. Pour les premiers, il y a bien un modèle spécifique, et il faut le préserver, la dynamique européenne est une façon  de donner à la France les moyens de ses ambitions.  Pour les seconds, la France souffre d’une trop grand distance par rapport au modèle libéral, et « triche » avec la loi du marché. L’intégration européenne est donc le moyen d’amener la France à adopter totalement le modèle libéral. Les rapports avec les Etats Unis sont perçus sous l’angle géopolitique, mais pas comme la concurrence entre deux modèles sociaux différents.

 

b.      La question est apparue clairement à l’occasion du referendum sur la constitution européenne. Pour les partisans du non, la constitution allait laminer les éléments progressistes du modèle français, en matière de droits sociaux comme de laïcité. Les partisans du non s’inscrivaient dans la tradition patriotique, pour laquelle défense du modèle républicain et affirmation nationale vont de pair, avec toutes les ambiguïtés historiques qu’a suscité l’équation. Les réticences à l’égard de l’idée de modèle français au sein de la gauche sont liées à la crainte de voir ressurgir des problématiques cocardières.

 

2.      la question  de fond sur l’existence ou la consistance de ce modèle se pose aussi sur le plan « théorique » ou « scientifique ». D’un côte, les partisans des analyses comparatives empiriques ont trouvé commode d’organiser la description du monde autour de grands « pôles » ou principes d’organisation. C’est le cas, par exemple, des schémas d’Emmanuel Todd[1], ou, en politique sociale, d’Esping Andersen[2]. Pour Todd, les modes ancestraux  de transmission de la propriété familiale, ont conduit à la prédominance d’un certain nombre de valeurs, qui se sont d’abord traduites sur le plan religieux, puis sur le plan politique. Dans le modèle dominant en France, les jeunes hommes devenaient autonomes à un âge relativement tendre, et la propriété, à la mort du père, était divisée d’une façon relativement équitable. Cela a donné la prévalence de la notion de liberté et d’égalité. En GB, il y avait bien autonomie précoce, mais répartition arbitraire de la propriété, ce qui conduit à la domination du principe de liberté, mais une grande indifférence à l’égard de l’égalité.

Pour Esping Andersen, il y a 3 modèles de protection sociale en Europe, le modèle  scandinave, fondé sur l’universalisme ; l’égalité, un haut niveau de fiscalité et de prestations. Le modèle continental corporatiste conservateur , de type germanique dit aussi bismarckien, associe employeurs et employés sous la vigoureuse houlette de l’Etat. Les « partenaires sociaux » sont forcés (repeat FORCES) à s’entendre. La protection est de haut niveau, financée par les cotisations sociales,  et c’est l’identité professionnelle qui ouvre les droits à la protection. Enfin, le modèle libéral anglo-saxon est caractérisé par des prestations chiches et par l’influence de la loi du marché sur d’importants secteurs, comme, en GB, les retraites. Pour EA, pas de modèle français : la France est un mélange des trois modèles.

Tout le monde ne partage pas l’enthousiasme de Todd ou d’EA pour les modèles. Pour les gens qui organisent leur pensée autour de principes philosophiques ou de structures théoriques fortes, les variations d’un pays à un autre sont minimes. Ironiquement, les ultra libéraux et les marxistes orthodoxes sont d’accord pour minimiser les différences nationales. Seuls comptent les question de fond , respect de la loi du marché ou propriété des moyens de production.  On voit donc bien la proximité de la pensée de Sarkozy et de celle des néo –libéraux qui dominent le monde anglo-saxon depuis la victoire de Reagan et de Thatcher en 79 et 80. C’est au nom du libéralisme que Sarkozy se gausse du modèle français.

 

Quelles caractéristiques pour le modèle français ?

Il va de soi que, si modèle français il y a, celui ci est une sous catégorie dans des ensembles mondiaux beaucoup plus vastes. Vu d’Afrique, ou du Bengladesh, ou de Bagdad, il y a les pays riches et les pays pauvres : L’ Europe n’est pas distincte du reste de l’OCDE, et en particulier des USA. Si on rapproche un peu la lunette de l’observateur, la France n’est qu’un pays européen parmi d’autres, et son modèle une variante de ce que nous nous plaisons à décrire comme le modèle européen, au grand dam des britanniques et des 10 nouveaux arrivants, les Pays de l’Est anciennement habitués aux charmes du « socialisme réel » et à la férule du Pacte de Varsovie.  Par modèle européen il faut entendre ici l’économie sociale de marché décrite par le chrétien démocrate Ludwig Ehrardt, c’est à dire la coexistence d’une économie de marché et de services publics de bon niveau, mis gratuitement à la disposition des populations. Pour ceux qui considèrent pertinente la notion de modèle français, des variations importantes existent, même au sein de l’Europe des 15 et des partisans de l’économie sociale de marché.

 

 

I. Fraternité . Le rôle de l’Etat : économie, culture, intégration.

 

 

 

Il est un peu ironique d’utiliser le concept de fraternité pour évoquer le rôle de l’Etat en France. Historiquement, c’est loin d’avoir été toujours le cas. Comme partout,  l’Etat a la monopole de la violence légitime, et ne se prive pas de l’utiliser. Néanmoins, contrairement à ce qu’on trouve dans les pays dominés par la pensée libérale, l’Etat est sommé de protéger les citoyens , d’organiser l’économie de façon à ce qu’elle serve les intérêts de la Nation, de réguler la culture et de la mettre à la disposition de l’ensemble des citoyens, de veiller à ce que les populations qui composent la nation vivent en bonne intelligence, ce que nous appelons l’intégration.

Economie.

En matière d’intervention de l’Etat dans l’économie, la France a une tradition ancienne et très spécifique. Depuis le colbertisme, l’Etat repère les secteurs dans lesquels il estime judicieux d’encourager une activité, y investit des ressources humaines importantes, des moyens financiers, de la matière grise sous forme de recherche publique. Il investit dans la mise en place de manufactures, ou de réacteurs nucléaires, prend en charge la production, garantit, du moins au début, l’existence d’un  marché captif, et assure la promotion du produit sur le plan international. Il va de soi que ces pratiques, honnies des ultra libéraux ont des avantages et des inconvénients considérables. La France est accusée de tricher avec les lois du marché, mais aussi de protéger son capitalisme : sous la douillette couette de l’Etat, celui ci n’a pas besoin de se frotter à la concurrence, et de fournir au public captif un service de qualité. Sans enter dans le débat, rappelons que la liste des secteurs qui doivent leur existence et leur prospérité à l’Etat inclut le nucléaire, l’électronique, la téléphonie, l’aéronautique, l’espace, l’industrie de défense, le matériel ferroviaire, la pétrochimie, le médicament, la construction et bien d’autres. Sans le colbertisme, les Français auraient payé un peu moins cher leurs téléphones, et ATT aurait pu inonder le marché français, mais il n’y aurait jamais eu d’industrie française dans ce domaine. Il faut se rendre à l’évidence, le capitalisme français, laissé à lui même, est peu dynamique. Il suffit pour s’en convaincre de voir les sommes ridicules consacrées à la RD par l’industrie privée française.

Rappelons que, dans le cadre européen, le colbertisme est l’aspect du modèle français qui est le plus problématique, et le plus menacé. L’Etat, dans la logique qui domine aujourd’hui à Bruxelles, n’a pas pour mission de mettre l’économie au service de la nation, mais c’est plutôt l’inverse.

 

Culture.

L’exception culturelle n’est qu’une des facettes du modèle français. Elle est aussi fondée sur l’idée qu’on ne peut faire confiance à la spontanéité et au marché pour avancer. Ceci prend deux formes : la définition d’une norme culturelle, et l’accès à la culture.

C’est à la nation, incarnée par son Etat, de dire quelle est la norme linguistique et orthographique. Combien de pays ont la chance d’avoir une académie française , survivent sans que leurs enseignants passent une agrégation, et obtiennent des prix Nobels sans avoir de CNRS ? Cette norme s’est imposée par le passé par le fer et par le feu. Non seulement des génération d’écoliers se sont fait tirer les oreilles quand ils faisaient des fautes d’orthographe, mais des populations qui ne parlaient pas le Français  ont du l’apprendre et oublier la leur. La culture et la langue sont bien une affaire d’Etat.

L’éducation est un devoir, on parle d’obligation scolaire, mais aussi un droit. C’est à l’Etat de garantir l’accès à la culture, un prix uniforme pour les livres, la diversité en matière de création. C’est loin d’être le cas dans d’autres pays. La norme, le canon culturel français eux mêmes ne sont pas réductibles à leur aspect autoritaire, même s’il serait naïf d’oublier celui-ci. En effet, alors que dans beaucoup de pays on considère les caractéristiques culturelles individuelles comme du ressort de l’essence, de la personnalité ou de l’origine ethnique ou sociale des gens, en France, la culture peut et doit s’acquérir, car les hommes sont égaux. Les populations d’origine immigrée vivant en France doivent et peuvent parler et écrire la langue à la perfection. La culture sert à inclure, pas à exclure, et c’est à l’Etat qu’il incombe d’y veiller. L’éducation et l’accès à la culture sont  donc un élément clé du modèle français. Le succès  de la  dictée de Pivot n’est pas une bizarrerie, mais un   phénomène politique. L’Education ne saurait être que Nationale, et, avant elle, l’Instruction était Publique, s’il est besoin de  souligner le caractère politique de la chose. Les édifices les plus représentatifs de la République, avec les Mairies, étaient toujours les écoles communales, et, dans chaque département, l ‘Ecole Normale formait les fameux hussards noirs de la République, investis d’une vraie mission culturelle, sociale et politique. Il n’est pas étonnant que la déliquescence de cet aspect du modèle ait laissé un goût amer à beaucoup de Français.

 

Intégration.

Le modèle français d’intégration, qui connaît des fortunes diverses en ce moment, est quand à lui spécifique. Il est le résultat d ‘ une nécessité historique, celle de donner cohérence à un pays qui n’en n’aurait aucune si chacun avait gardé les coutumes, les langues et les foulards  de ses ancêtres, bretons , maliens, libanais  ou béarnais. A Marseille, 60% de la population a au moins un grand parent étranger. La France est depuis toujours un pays fondé sur « la volonté d’être ensemble » selon la définition de Renan, c’est à dire sur la politique et non sur l’ethnicité. Un Français, c’est quelqu’un qui a un passeport français, quelle que soit son origine. La définition de l’identité est donc politique et administrative, au premier chef, et l’intégration culturelle est quelque chose qui en découle. C’est une nécessité fonctionnelle impérieuse, pas un préalable.  Ce n’est pas le cas ailleurs. L’Allemagne obéit depuis toujours au droit du sang, et en GB, la conformité à un modèle culturel est un élément de plus en plus important dans l’accession à la citoyenneté. Cela implique que l’intégration soit une politique publique, qui doit être assumée par la nation tout entière, dont l’Etat est la colonne vertébrale.  Il s’agit de donner cohérence à un tout. Des interprétations diverses de l’intégration s’affrontent en France, allant de l’assimilation autoritaire à des stratégies plus souples. Le modèle se heurte aujourd’hui à l’Islam, qui ne semble pas soluble dans la démocratie et que les autorités ont  du mal à rendre compatible avec les valeurs fondamentales qui structurent l’identité française. Inversement, les politiques publiques testées avec plus ou moins de bonheur aux USA sont prônées par certains, comme la discrimination positive, ou le repli communautariste.

L’économie, la culture et l’intégration sont trois domaines dans lesquels la spécificité française tient au rôle de l’Etat, perçu comme le serviteur de la nation, et l’exécutant d’une politique fondée sur la fraternité. L’idéologie du service public, et l’idée que le fonctionnaire doit être , ou devrait être,  d’abord et avant tout au service du Bien Public tirent leur origine de cette vision positive de l’Etat.

 

 

II. Egalité. La régulation sociale. Protection sociale et relations professionnelles.

 

Le modèle français est également spécifique de par son mode de régulation des relations sociales, c’est à dire la façon dont sont gérés les rapports sociaux, dans leurs dimensions politiques et économiques. Ceci implique les relations entre  employeurs et salariés ou dominants et dominés, selon la grille de lecture choisie.  La structure fondamentale est la confrontation  entre l’idéal d’égalité essentiel dans notre identité , et la réalité, les « pesanteurs sociologiques » comme disait le Général. Ceci signifie bien sûr que la France n’est pas un pays véritablement égalitaire, mais que ceci génère un déséquilibre permanent, et constitue l’arrière plan des situations de crise que nous connaissons de façon récurrente. Les rapports sociaux, dans nombre de pays européens, sont gérés dans le cadre de la négociation, parfois sous la direction de l’Etat, comme en pays germaniques, soit en dehors de l’Etat, dans le modèle anglo-saxon.  En France, la régulation a deux caractéristiques. D’une part elle implique l’Etat,  l’intervention du politique. D’autre part elle s’accompagne, structurellement, d’une situation de crise.

Régulation par la crise.

Nous ne négocions pas sérieusement tant qu’il n’y a pas eu de crise.  Cela a aussi des avantages et des inconvénients, car cette pratique a permis l’épanouissement de théories et de démarches politiques originales et remettant en cause profondément le statu quo : sur le marché international des idées et des théories, nous sommes les spécialistes du poil à gratter, ce qui est plus sympathique  que les laxatifs ou les somnifères. En revanche, les étrangers, et en particulier les investisseurs, ont une fâcheuse tendance à prendre au tragique nos envolées lyriques, et à imaginer que nous allons dresser la guillotine en Place de Grève chaque fois qu’un drapeau rouge sort de son placard ou qu’une manif enfonce un cordon de CRS. Ces  innocentes traditions locales sont en fait des  épisodes ordinaires de la négociation sociale, en somme  l’équivalent structurel d’une choucroute  entre employeurs et syndicalistes dans une brasserie berlinoise. En fin de compte, le résultat sera le même, et on coupe la poire en deux. [3]

Régulation par l’Etat et par la politique.

L’ importance de l’Etat dans la régulation sociale est attestée par l’existence du SMIC, par l’existence d’un droit du travail précis, de l’Inspection du Travail, par le lien étroit entre protection sociale et relations professionnelles, et par le fait que chaque crise se solde, en fin de compte par une intervention gouvernementale, et par un geste financier de la part de l’Etat. Ainsi, nous sommes le seul pays où le passage de la société industrielle à la société post industrielle, depuis les années 80, ait été rendu possible par le recours systématique aux pré retraites, qui rendent les restructurations indolores à court terme. Enfin la question de l’égalité est souvent mise au centre du débat politique. Tout le monde a en mémoire les trémolos sur la fracture sociale en 2002.  Si on ne craint pas le cynisme, on peut aussi attribuer ce recours à la crise à la faiblesse insigne de notre taux de syndicalisation. C’est  le plus faible d’Europe, et il est plus faible encore qu’aux USA, ce qui rend les négociations à froid peu crédibles. Inversement,  notre pays est crédité par les méchantes langues de la « droite la plus bête du monde », ce qui n’est pas simplement un quolibet gratuit. Il n’est pas faux de dire que les classes possédantes et rentières françaises n’ont pas une grande propension à la négociation ni une grande capacité à se projeter dans l’avenir. Le notaire d’Arcachon ou de Caudéran ne comprend qu’il faut lâcher du lest que lorsque qu’on le lui explique avec une certain force. [4]

L’impossible paritarisme.

Dans cette optique, on comprend pourquoi la procédure de négociation sur la protection sociale se trouve dans une telle impasse aujourd’hui.  L’Etat fait tout pour éviter de monter au créneau, et pour laisser les partenaires sociaux prendre les décisions délicates, ce qu’ils sont incapables de faire, sur le chômage par exemple. C’est à la suite d’un accident historique que la protection sociale française est en partie organisée sur la base du paritarisme : ceci est uniquement du au fait que l’Alsace Lorraine, perdues en 1870,se  soient vues imposer la protection sociale bismarckienne par la Prusse, et qu’il ait été jugé habile de ne pas détruire cet héritage positif quand elles sont redevenues françaises après la guerre de 14-18. Le paritarisme, dans un pays où un syndicalisme divisé et squelettique compense sa faiblesse par une surenchère rhétorique , et où le patronat est dirigé par des spécialistes de la guerre sociale, ne correspond en rien à la culture locale, et ne fonctionne pas. Il est temps que l’Etat reprenne ses responsabilités, et réforme le système.  [5]

 

Notre système est donc très marqué, très typé, ce qui ne signifie pas qu’il soit totalement opératoire. En revanche, on n’arrive à rien en ignorant ces réalités.

 

III. Liberté : individu, laïcité, sphère publique et sphère privée.

 

La France n’est pas un pays qui place l’égalité sociale au dessus de toutes les autres valeurs. Si c’était le cas, le débat politique serait simple. En effet, le caractère indiscipliné et l’amour de la liberté individuelle des Français et parfois de la France  sont , dans le monde entier, des lieux communs. Cela a un coût pour notre pays, mais a aussi un certain nombre d’avantages. Le refus de se plier aux diktats de nos encombrants alliés  américains irrite bien  les anglo-saxons depuis les années 1940, mais a aussi des avantages diplomatiques.

Il n’en reste pas moins que, pour des raisons mystérieuses, la place de l’individu en France est singulière. Sur ce plan là, nous sommes totalement libéraux, dans le sens philosophique et non économique du terme.

 

Une identité flexible.

En effet, dans la mesure où l’individu doit son identité , et la carte du même nom,  à une pure décision administrative ou politique ou au hasard de son lieu de naissance, il n’est pas le porteur d’une tradition lourde, le gardien d’un Graal sacré ou d’une virginité qu’il faut préserver de toutes les atteintes. Les portes de tous les possibles et de tous les métissages  sont ouvertes. Les Français, lorsqu’ils s’expatrient durablement, omettent d’ailleurs de s’inscrire au consulat, au grand désespoir du Quai d’Orsay, alors qu’un Britannique gardera un lien fort avec ses origines, exportant le cricket  et le Gin & tonic des savanes de Rhodésie jusqu’aux jungles birmanes et aux plaines de Trinidad . Quant aux Allemands, plusieurs générations après leur expatriation vers la Roumanie ou le Kazhakstan, ils chérissent encore leur origine et se voient offrir généreusement des passeports par le pays quitté par leur arrière grand père .

Les Français sont donc moins attachés à une identité fixe et, surprise, ils sont  plus flexibles que d’autres. Il faut prendre la mesure de ce que signifie le droit du sol. L’identité est liée à la présence sur le sol national et régional et l’attachement à celui-ci est fort, non seulement dans le discours réactionnaire et ruraliste, mais bien au delà. En revanche, une fois ce lien délibérément rompu ou suspendu, par l’émigration ou le départ dans la Capitale, tout devient possible, il n’y a plus de limites, comme en atteste la fréquentation du Moulin Rouge pendant les salons, et la transformation des fils de paysans en militants bolcheviks dans la ceinture rouge des années 30 et 50. Les gamins de la banlieue, qu’ils soient berbères, picards  ou bretons,   s’expriment dans un sabir d’origine  maghrébine qui symbolise une prise de distance avec leur héritage national, sauf précisément pour les maghrébins.

Relations entre les sexes  et liberté : fromage et dessert.

Le comportement individuel, voire familial ou sexuel, la morale personnelle sont  une affaire privée : pas de pratique de la confession publique comme ce pauvre Bill Clinton. Nous ne saurons jamais si Mitterrand fumait le cigare, et cela ne nous intéresse pas. Il est bon de ne pas oublier que, dans certains pays réputés libéraux, le comportement privé est un sujet légitime de débat public, même pour les citoyens  ordinaires. Certains Etats américains, la GB, ont longtemps interdit … la sodomie, ce qui montre que le législateur souhaitait mettre son nez dans des recoins bien obscurs, dans des pays censés être libéraux. Il n’est jamais  venu à l’idée à  l’Assemblée Nationale française  de réglementer la fréquentation de cette partie de l ’anatomie des citoyens et des citoyennes.

Même si l’homosexualité  a été mal vue et stigmatisée, la France ne l’a jamais pourchassée sérieusement avec autant de zèle que les anglo-saxons, et s’intéresse assez peu au sujet, qui est du ressort de l’intime.

La réputation de légèreté et de fantaisie   des Français sur le plan sexuel  est certes une invention datant de l’Entente Cordiale, et un puissant argument de vente pour parfumeurs,  voyagistes .. et voyageurs. Toutefois, si la dimension philosophique du théâtre de boulevard ou du  vaudeville est mince, on peut considérer que la galipette, fût elle  bourgeoise, dénote  somme toute  une conception plus joyeuse et libre des rapports humains  que les films d’Ingmar Bergman ou le cinéma japonais, nettement plus oppressants et tragiques. Le sujet est réputé autonome, foncièrement bon et de mœurs libres. Dans « libertinage », il y a « liberté ».  L’affaire est donc bien politique, même si la France n’a pas le monopole de la liberté, de l’affirmation de l’indépendance des individus et de la galipette. L’appel à la  tradition, chez nous, n’est pas un argument sérieux. La famille a sa place, mais l’individu aussi. La France n’est pas l’Allemagne, dont la structure familiale est plus contraignante . Il faut se montrer prudent sur ce point, car, lorsque l’enjeu est l’image de soi, la dissimulation, ou la volonté de maîtriser sa communication  règnent en maître, et il serait très naïf de croire les gens sur parole. Autant l’image du sage conformisme que celle d’une sexualité rayonnante sont destinées à la consommation de  l’ entourage immédiat des individus, et à leur amour propre.

Liberté de conscience.

Pour terminer sur l’illustration  la plus spectaculaire, et la plus importante, de cette affirmation de l’autonomie du sujet, la France  a été et reste pionnière en matière de liberté de conscience.  Il n’y a pas lieu ici de rappeler la genèse de la laïcité. Une  dynamique historique très spécifique  nous a conduit à forger ce concept, mais, une fois celui-ci inventé, il a acquis une vie propre. Séparation de l’Eglise et de l’Etat, liberté absolue de conscience, séparation de la sphère publique et de la sphère privée vont de pair. Même si la définition de la laïcité est très claire, et s’ il n’est pas utile   d’engager une exégèse hasardeuse  et de lui accoler des épithètes, on peut établir une relation entre la reconnaissance de l’ autonomie intellectuelle et spirituelle du citoyen, et donc de la liberté, et sa traduction historique sous la forme de la laïcité. La liberté de conscience est une des formes que prend la liberté. La spécificité de la laïcité apparaît clairement dans une comparaison avec, par exemple la Grande Bretagne : dans ce pays, la liberté  et la liberté de conscience sont bien une réalité, mais la société y est parvenue par d’autres chemins que par la laïcité. Plus profondément, la France est un pays plus indifférent à l’égard de la chose religieuse que bien d’autres , malgré la présence d’un parti dévot influent, et la persistance de pratiques rituelles résiduelles. Toutefois, cette question a divisé le pays pendant plusieurs siècles, et une fraction de la population n’a jamais accepté le pacte républicain, et la séparation entre sphère publique et sphère privée. La ligne de démarcation reste donc un lieu de tension, ce qui n’a rien de surprenant.

 

Conclusion.

 

L’existence d’un modèle français ne signifie pas que la France soit un modèle. Quand on parle de modèle, il faudrait d’ailleurs distinguer l’image que les Français ont d’eux mêmes, ce qu’ils considèrent comme faisant partie de leur modèle, et ce qu’en pensent les autres pays. Beaucoup de Français seraient sans doute surpris de savoir que, aux yeux de beaucoup de citoyens d’Europe du Nord, il sont perçus avant tout comme des nationalistes ombrageux, avec un passé militaire aussi agressif que peu glorieux, des gens peu soucieux  d’écologie et d’égalité entre les hommes et les femmes, que seuls rachètent leur vignerons et, parfois, leur romanciers. Notre image en Amérique du Sud ou en Asie est un peu différente. Ce pays est, comme tous les autres, un lieu animé par la concurrence entre individus, groupes sociaux, idées, cultures  et techniques. Ce vaste tourbillon, dont le rythme va en s’accélérant depuis le 19ème siècle, n’obéit cependant ni  au hasard, ni à des règles de la dynamique qui seraient universelles, et valables de Tombouctou à Valladolid, en passant par Bègles. Ni les règles  du marché, ni la loi d’airain de la lutte des classes ne font le tour de la question, même si ces données font partie de l’équation. Des lois propres et des spécificités fortes sont là, comme partout. Tout pays correspond à un « modèle ».  Pour infléchir  la réalité française, plusieurs courants politiques ont, dans le passé, importé avec fougue des pratiques et des idées, des techniques, des sciences étrangères. Comme beaucoup de gens dans  le monde, les Français contribuent à la fortune de Monsieur Bill Gates ou de Monsieur Mackintosh, s’expriment dans une langue qui doit beaucoup à Jules César,  et comptent en chiffres arabes. Il est donc parfaitement possible de faire évoluer le « modèle ». Toutefois, basculer sans discernement dans un système différent est pour le moins hasardeux. Il faut que les réformes soient en phase avec les valeurs fondamentales du pays, égalité et liberté,  pour être acceptables. Le suppression du Smig pour les jeunes sous Balladur, la mise sous conditions de ressources des allocations familiales sous Jospin sont des exemples parfaits d’échecs cuisants. Toutes les greffes ne prennent pas. Les  procédures de discrimination positive  prônées par le clan des ultra libéraux sont en parfaite contradiction avec le modèle français et avec les valeurs républicaines françaises en particulier l’égalité des citoyens devant la loi, et la liberté de chaque citoyen de ne pas être enfermé par principe dans sa communauté d’origine . Le communautarisme, quand à lui, prône la coexistence de systèmes de valeurs totalement différents au sein d’un même ensemble national, ce qui ne se conçoit que si, à l’instar de Margaret Thatcher, on pense que « there is no such thing as society. »  Ce sont tous les pays européens et tous les modèles qui sont en cause aujourd’hui, et les importations de politiques publiques, si elles sont parfois possibles, ne sont pas un remède miracle. Pour terminer sur  le plan plus abstrait de l’utilité  de la notion de modèle national, ou régional , il ne fait pas de doute que certaines problématiques, comme celles de  l’économie,  ou des sciences politiques, tentent depuis les origines de s’extraire du substrat national et culturel. La recherche de structures intemporelles, de règles universelles, applicables de la Place des Vosges au Chemin Labarde, et de Yale à Chiang Maï, a un côté prométhéen et libérateur, dans la mesure où elle est fondée sur la conviction que, fondamentalement, les hommes ont beaucoup de traits communs, et qu’il ne tient qu’ à eux de s’organiser de façon rationnelle. Les conséquences du nationalisme dans l’histoire sont telles qu’on ne peut qu’éprouver de la sympathie pour des démarches qui tentent de relativiser la place de l’identité nationale . Néanmoins, l’application dogmatique de structures abstraites donne parfois des résultats surprenants, qui incitent à la modestie. Qu’il s’agisse de la collectivisation des campagnes soviétiques, du retour à une société cambodgienne rurale et égalitaire, débarrassée de la culture de l’impérialisme, ou, toutes proportions gardées, de l’imposition aux pays pauvres de plans d’ajustement structurels conformes à l’orthodoxie financière du moment, et de l’adoption par  l’Europe des « critères de Maastricht », le bilan du dogmatisme en matière de sciences humaines et sociales est relativement lourd. Sur un mode plus léger, la façon très imaginative dont sont appliquées les merveilleuses constitutions Made in France par  certains  pays africains, laisse à penser à  l’observateur que le législateur n’avait pas tout prévu, et que le facteur culturel a une certaine importance en la matière. Il serait donc bon d’introduire une dose de pragmatisme et de prudence dans les démarches universelles des SHS, et de s’inspirer, pour comprendre le monde contemporain, de la démarche des historiens, pour lesquels les évolutions ont des causalités multiples, et sont souvent bien désordonnées. Il n’est pas possible de faire entrer les identités nationales dans des schémas mathématiques. Ce n’est pas parce qu’un phénomène  ne peut être quantifié et mis en équations qu’il n’existe pas. Les comparatistes qui ont tenté de s’élever au dessus d’une démarche discursive réputée molle et floue, et de quantifier les choses, sont rarement parvenus à des résultats convaincants, sans parler les phrénologues et autres spécialistes de l’ âme nationale. La combinaison des vertus classificatrices des sciences politiques, de l’économie, de la sociologie  et, d’autre part , des qualités analytiques de l’histoire, de la géographie humaine, de la civilisation, des analystes de la culture devrait permettre d’aboutir à un résultat rendant un peu plus intelligible la complexité. Entre le nationalisme culturel larmoyant qui a plongé l'Europe dans le gouffre à plusieurs reprises au cours du dernier siècle, et l'arrogance de l'expert qui estime avoir tout compris et pouvoir régenter le monde depuis son bureau du State Department, la route est étroite.



[1]  Emmanuel Todd. Le destin des immigrés. Paris :Seuil, 1996.

Emmanuel Todd. La diversité du Monde. Paris Seuil I983,I984, et nouvelle édition 1999.

[2] Gosta Espind Andersen. The Three Worlds of Welfare Capitalism. London, 1990.

 Gosta Esping Andersen. Why we Need a New Welfare State. Oxford: Oxford University Press, 2002.

[3]

MINC, A. La France de l’An 2000. Rapport au Premier Ministre . Commissariat général au plan. Paris : la documentation française, 1994.

[4]  John Edwards & Jean Paul Révauger Employment and Citizenship in Britain and France. Londres: Ashgate, 2000

 Noel Whiteside and Robert Salais. “Comparing Welfare States: Social protection and Industrial politics in France and Britain, 1930-1960.” Journal of European Social Policy Vol 8 N°2 May 1998.

 

 

[5] MIRE. Comparer les systèmes de protection sociale en Europe. Paris : MIRE, 1996

Revue Politique et Parlementaire. Santé : l’exception française. Paris, N°987, Mars Avril I997. 

Jochen Clasen (ed). Comparative Social Policy. London: Blackwell, 1999.

 FRIOT, B.  Puissances du salariat. Emploi et protection sociale à la française. Paris, La dispute, 1996. Daniel Clegg & Jochen Clasen. « Worlds apart ? Unemployment Policy and Politics in Britain and France”, in Revue Française de Civilisation Britannique La situation et les politiques d’emploi en France et en GB 1900-2000. vol XII n°2. p.139-143.

 

 

Publié dans jprevauger

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article